Les dix-neuf sens
Ici à l'hôpital, c'est peut-être
le premier des dix-neuf sens. Car tout est propre à la maladie
ici.
Etre malade, ici ce n'est pas du sens figuré.
Mourir, ici, ce n'est pas au sens figuré.
Même la mort la plus sale se décline au sens propre ici.
Aussi propre que la chambre mortuaire.
La chambre mortuaire au fond du parc est aussi propre que les chiottes
étaient sales au fin fond du jardin de ma grand-mère.
Tout se retrouve et tourne en rond.
La vie. La mort. En boucle.
Voilà le sens de l'hôpital. Le sens propre à
l'hôpital.
Le sang est impur, le reste fantaisie chromatique…
Aveuglante blancheur des blouses, des bidets, lavabos, des faïenceries contenantes, des draps et de leurs fantômes, des carrosseries d'ambulance, des sols de javel, du papier et des gants de toilette, des torchons et des serviettes, des lapins de la ferme, des instruments de mesure, du mobilier de torture, de la compassion, des nuits sans sommeil.
Tout se détache obstinément, s'immacule, se bout dans les chaudrons de l'antibactérien.
Tout irradie et s'illumine à la moindre étincelle, au moindre éclat de lumière, fût-il celui d'une veillée…
On mange ici par terre comme à la cantine, les fourmis se lavent les mains, les corps se couvrent de talc, la farine fait hurler de joie le cuisinier…
Les malades sont blancs, les Africains sont blancs, leurs yeux n'ont plus de pupille.
Soudain, le noir. Carol me tend un négatif de Bligny, la lumière ne le traverse pas, un carré noir de 36 millimètres sur 24.
mon médecin
ce docteur de mes deux
mon service
ma place
mon lit
ma paillasse
mon cancer
mes gosses
mon ménage
mon Dieu
mes analyses
mes radios
ma troisième chimio
mon plateau-repas
ma piqûre
mes vertiges
ma télé
mes angoisses
mon traitement
ma vie
mon mac
mon mec
mon budget
mes élèves
mon Doppler
ma raison d'être
mes vieilles douleurs
ma conscience...
Ta gueule !
Car avec tout ça, moi, je fais mon beurre.