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Les dix-neuf sens

 
  Chacun des 19 jours, un sens nouveau décliné en simultané par les différents auteurs.  
     
  L'odorat (sens 2/19) 10-04-02  
     
  François Chaffin | L'odorat | 10-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ?  
     
  Ce matin, en prenant la consigne que les auteurs s'étaient fixée la veille, écrire sur l'odorat, je pressentais que mes narines, dardées hautes et bées sur la route du réfectoire, sauraient se griser d'odeur en odeur, distinguer la naturelle de la chimique, la légère de la capiteuse, la poivrée de la javellisée. Mais je n'ai pas de nez. Je ne veux pas dire que je suis dépourvu de l'appendice qui fait le milieu de la figure, non, mais il semble plutôt que je sois frustre en matière de reconnaissance nasale, et impropre à distinguer le bon du fort ou l'âcre du fétide. C'est comme ça, je vis avec, faute sans doute au tabac, aux boulevards périphériques, au chocolat et autres de mes incurables abus. Donc je marchais à travers le parc de Bligny, le nez aphone, l'estomac dans les talons, délaissant mes écritures obligatoires pour envisager pitance, quand soudain, pareil au dormeur qu'on jette dans l'eau glacée, je fus investi brutalement par des parfums de cantine. Je ne saurais dire quoi ni comment, potage ni légume, viande, charcuterie ou laitage, non, ça je ne saurais dire précisément, sauf que ça sentait la cantine. La bonne, la chaleureuse, la véritable cantine de quand j'étais petit et rond, et que je traçais du dortoir au réfectoire des chemins d'espérance, des ruées chaotiques vers la mie des pains, le petit pois sauteur et les crachats de yaourt. Odeur de cantine oubliée, qui me reprenait à cet instant par le souvenir de mes enfances, et que Bligny me livrait crue et intacte, trente années passées de cela. Je comprenais à cet instant que mon nez n'était pas mort, mais qu'il s'était assoupi au creux de ma mémoire.  
     
  Sabine Mallet | L'odorat | 10-04-02 | Quoi d'autre ce jour ?| Quoi d'autre de cet auteur ?  
     
  Je cherche où est mon cœur. Je le sens battre dans mon gros orteil gauche. Dans le mollet. Sous l'omoplate. Mais pas dans mes narines. Je me suis éveillée ce matin avec les fosses nasales encombrées et le reniflement facile. J'ai été marcher dans la fraîcheur du matin après avoir mis trois gouttes de parfum derrière chaque oreille. Pour écrire avec mon nez. Avoir le nez creux. Du flair. Suivre à la trace une piste aléatoire. Celle des effluves, des émanations, des senteurs. On dit que rien mieux que l'odeur ne vous emporte dans le passé. Quel temps perdu retrouverai-je dans les seules odeurs douceâtres que je sens là, tout de suite, en parcourant un couloir aseptisé, aux portes closes ? Il faudrait peut-être, chienne indécente, s'enfouir le visage dans un paquet de linge souillé, se barbouiller d'humeurs, s'imprégner des relents de bassins pas encore vidés, humer chaque recoin d'une alèse en plastique, d'un drap mortuaire, d'une fiole posée en équilibre sur la table en acier, d'un oreiller trempé de sueur nocturne.
Quand ça pue, ça pue. Est-ce que ça peut tout gâcher l'odeur ? Est-ce regrettable de préférer l'odeur de l'herbe coupée (l'une de mes favorites, confidence inouïe !) à celle du sang ? Est-ce anormal de mieux s'endormir, nichée dans le creux d'une épaule odorante plutôt que solitaire, dans des fragrances de trop de tabac froid ? Est-ce maladroit de se détourner d'une haleine pincée de rancœur aillée, mais d'aller rire avec l'enfant sortant du bain ?
Si vous répondez oui, c'est votre droit, mais permettez-moi de rester gauchement amoureuse du lilas, du café frais, de l'encre, des copeaux de bois, j'en passe et des meilleures, et je vous laisse le poisson pourri et l'éther à haute dose.
 
     
  Filip Forgeau | L'odorat, relents d'éthernité | 10-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ?
     
 

"Je cherche ma propre odeur" m'avait dit la fille au visage de Vermeer. "Comme nous tous" elle avait ajouté en éclairant le tableau de son sourire. Moi j'avais pensé en secret et en vrac "Elle est belle, j'ai toujours aimé la peinture, j'aimerais bien l'accrocher dans ma chambre."
Ma propre odeur, moi aussi c'est sans doute ce que j'étais venu chercher ici, au milieu des flacons et des relents d'éther, d'éthernité. Entre la vie et la mort, là où ça sent l'hôpital, là où ça sent l'hosto. J'avais laissé celle de ma sueur dans mon lit et j'étais venu humer, pauvre humain sans humour, d'autres draps, d'autres traces, d'autres corridors qui bordaient d'autres chambres et d'autres corps dans d'autres lits. J'étais venu humer, pêle-mêle, des douleurs, des souffrances, des blessures et des espoirs, étiquetés comme des flacons sur d'autres fronts. Des lueurs dans des yeux grands ouverts, des ombres dans des yeux bientôt clos, des haleines en perte de souffle, des râles en perdition, des sourires pour personne, des grimaces pour quelqu'un, des mouvements ralentis et des presque immobiles. J'étais venu humer, pêle-mêle, avec mes dix-neuf sens et mes nuits blanches de peur, ma propre odeur, histoire de savoir enfin si je sentais encore quelque chose, bon ou mauvais. Allez, hume, pauvre humain, hume, si c'est ça ton humeur !