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Les dix-neuf sens

 
  Chacun des 19 jours, un sens nouveau décliné en simultané par les différents auteurs.  
     
  Le toucher (sens 1/19) 09-04-02  
     
  François Chaffin | Le toucher | 09-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ?  
     
  On peut toucher du doigt l'épiderme. En appuyant dessus la peau se met à blanchir à l'épicentre de la pression, et s'irise tout autour d'une corolle approximative et sanguine. Après l'appui, le blanc et le rouge se mêlent doucement, et reforment un mélange qui n'emprunte plus qu'à la chromatique de la peau. On peut ne pas toucher la peau. Se contenter de mots, de prescriptions, d'expertises. C'est tout en noir et blanc. Tant pis pour la couleur.  
     
  Sabine Mallet | Le toucher | 09-04-02 | Quoi d'autre ce jour ?| Quoi d'autre de cet auteur ?  
     
  Face aux cinq portes des consultations, une rangée de fauteuils bas et de chaises.
Skaï vert olive et marron délavé.
Une kyrielle de culs ont empreinté ces sièges et modulé leur revêtement en y dessinant des reliefs inattendus, bosses et creux quasiment invisibles, jeux de ressorts et curieux abîmes qui ne se dévoilent qu'une fois assis.
Fantômes de culs. Culs pointus, culs légers. Culs compressés. Culs imposants. Culs solitaires. Culs en peine. Culs en sursis, condamnés, ressuscités. Culs en sueur. Culs glacés. En marge ou bien au centre.
Les mains sont posées à plat sur les accoudoirs. Ou crispées sur le plastique froid qui se réchauffe avec la moiteur de l'angoisse. Mains araignées. Mains nerveuses ou placides. Mains tavelées. Mains presque enfantines. Mains malaxées, serrées entre les jambes, glissées sous les fesses.
Par chance, les doigts peuvent alors découvrir dans le simili-cuir une déchirure propice. Jolie fente distrayante que l'ongle se met à explorer, minutieusement, s'y infiltrant tout doucettement, l'effleurant comme une blessure fine et lisse et indolore qu'il est préférable de s'approprier. Y glisser, pourquoi pas, une infime partie de soi. L'y abandonner comme le lézard sa queue.
 
     
  Filip Forgeau | Le toucher, sens capital et capiteux | 09-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ?
     
 

Dans la chambre mortuaire, je m'approche de ces corps étrangers. Ils sont là, avec le même air absent, et pourtant tous différents. Il y a une femme âgée ridée comme une petite pomme, un homme noir aux cheveux grisonnants dans son habit traditionnel, un homme très jeune au visage émacié par la douleur et à côté de lui un autre homme qui pourrait être son père, et puis enfin une femme encore jeune et belle, on dirait qu'elle dort profondément. Si je l'embrasse, est-ce qu'elle va se réveiller ? J'ai envie de la toucher avec mes lèvres. Mes lèvres sur ses lèvres, ma bouche juste posée sur la sienne comme un sceau.
La bouche des morts est fermée par une petite bandelette de tissu pour ne pas que la mâchoire se décroche. Crever la gueule ouverte prend tout son sens dans la chambre mortuaire. Moi je peux ouvrir la mienne, de gueule, et des mots en sortent même. Mais là je ne dis rien. Je regarde les corps étrangers des morts. Ces corps que plus personne désormais ne touchera plus. Des peaux mortes.