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Les dix-neuf sens |
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Chacun des 19 jours, un sens nouveau décliné en simultané par les différents auteurs. | ||
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Filip Forgeau | L'ouïe | 13-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ? | ||
La nuit, dans l'herbe grasse et fraîchement coupée, le lapin
centenaire fait son apparition. Il a de grandes oreilles et fait de petits
bonds. Toute la nuit, il reste là, à sautiller dans l'herbe
grasse et fraîchement tondue, de pavillon en pavillon. Il est l'ouïe
de ces lieux et certains disent qu'on lui doit le silence du parc. Les
râles, les cris, les pleurs et toutes les souffrances des mourants,
ses grandes oreilles les avaleraient
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Sabine Mallet | Prises de son | 13-04-02 | Quoi d'autre ce jour ?| Quoi d'autre de cet auteur ? | ||
Résonances particulières des bonjour et des bonne
nuit. |
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François Chaffin | J'écoute | 13-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ? | ||
Quand une oreille se brise,
c'est un cur de perdu (proverbe cardiaque). A Bligny les gens disent : "Soit tu t'occupes de la maladie, soit tu t'intéresses au malade." C'est une question d'approche, de construction personnelle, de prédisposition. La compassion, seule, ne soigne pas grand-chose. La chimie, dispensée à l'exclusive d'une relation, ne donne pas de sens au soin, à l'acte de soigner. J'entends dire aussi : "Nous, on soigne, mais ce sont les malades qui guérissent." J'écoute. Ici tout est bon pour écouter. Le jargon technico-rigolo de la description d'un traitement ou d'une blessure, la chanson des chariots porteurs de verre et de métal, les claquettes traînantes et synchrones des infirmières, les dossiers bruissants, le chuchotis échappatoire des salles d'attentes, l'extrême ronron des appareils distributeurs de fluides en tout genre. Le silence n'existe pas à Bligny. Le silence est un concept poétique usurpé, une invention de littérateur en mal de mots, un stratagème à dix sous pour qualifier la solitude, le désarroi. Le silence n'existe pas à Bligny. Même au plus creux de la nuit, même dans le sommeil le plus irréversible. Deux heures le matin, j'approche une chambre, porte ouverte, couloir désert ; un homme est là, tout près, couché au cur d'une incroyable mécanique. Je n'entends pas sa respiration. Je m'approche, l'oreille aux aguets, fixant la colossale sculpture de chair et de bidules, je n'entends pas sa respiration. J'entends pourtant toute l'usine alentour du corps se disperser en pchhht, en plachhhh, en ssssssss, ffffiouuuu, boooop, boooop, boooop, boooop, boooop J'entends toute cette mécanique tenir au bout de ses tuyaux et de sa complexité la syncope de sa compassion ferrailleuse. J'entends vivre un homme sans distinguer sa respiration. Et traversant un couloir à la vitesse de la lumière, parti d'un cur dégazant son trop-plein, j'entends le rire d'une infirmière frapper la vitrine des oscilloscopes. |
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