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Les dix-neuf sens |
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Chacun des 19 jours, un sens nouveau décliné en simultané par les différents auteurs. | ||
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François Chaffin | En vue... | 11-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ? | ||
En vue, l'imprenable Bligny. Où l'on voit d'ici le ciel et son coton s'arracher sur les pics de toiture, les bâtiments s'ombrer de mur à mur, pétarader les voitures à croix bleues, grouiller la blouse dans le pastel et l'urgence, s'envoler l'escalier de microbe en microbe, atterrir les oiseaux et les brancards, de jour comme de nuit ; on voit se cavaler toute la multitude médicale, venir et s'en aller le visiteur, son suivant et sa suivante On voit tout ce qui bouge dans le sein électrique des services, ce qui remue dans les goutte-à-goutte, les liquides déplacés, des postes de télévision striduler des show-bizness de pacotille, des machines rouler en ajustant les couloirs, des lits, des fauteuils, des tablettes chargées du pire présage, des magazines aux couvertures visagées de people ineptes et vulgaires. Encore et toujours aller et venir : médecins, infirmières, personnels techniques, familles, amis, des corps en sursis, les aiguilles d'une pendule, les animaux de la ferme, les plateaux repas, les dossiers, le café dans les gobelets Bligny, où l'on voit toute l'agitation d'un peuple en route vers le peuple, et passant, repassant devant une signalétique aux accents tartares. Mais là, dans une chambre, dans l'il de la souffrance, sous la paupière d'un homme, planquée, tapie, accroupie sur l'horizon de ce corps, la vie est là, qu'on ne savait voir, immobile, sentinelle, transparente, la vie est là, dedans, qui attend son tour, sa lumière, et qui regarde Bligny | ||
Sabine Mallet | Ni vue ni connue | 11-04-02 | Quoi d'autre ce jour ?| Quoi d'autre de cet auteur ? | ||
Troisième nuit à Bligny et premier
rêve d'hôpital. En noir et blanc. Alors voilà, je vous
raconte : je marche dans une sorte de galerie et je suis une blouse, une
blouse blanche, fraîchement lavée, amidonnée, aux plis
encore marqués par le repassage. Je veux réellement dire que
je suis cette blouse, et non pas que je la suis, des yeux ou à la
trace. Je ne suis que cette blouse, un peu genre femme invisible si vous
voyez ce que je veux dire. Sur la poche, à hauteur du sein gauche,
il y a bien quelque chose d'inscrit, mais impossible de lire ce quelque
chose qui me donnerait peut-être un nom, une fonction : aide-soignante,
ambulancière, cadre, infirmière, institutrice, interne, médecin
chef, que sais-je encore (cette liste ne tient aucun compte d'une quelconque
hiérarchie mais seulement d'un ordre bêtement alphabétique).
Je ne sais pas si je porte une culotte sous cette blouse, mais sans lunettes
et sans lentilles, je suis dans un flou peu artistique, alors il ne me reste
qu'à avancer, lentement mais sûrement, tout au long d'un couloir
sans portes ni fenêtres mais aux murs placardés d'affiches,
en noir et blanc comme le reste du décor, certaines en lambeaux et
détrempées comme si le vent et la pluie avaient fait irruption
dans ce corridor pourtant aveugle. Je sais que je suis dans un hôpital.
Je sais que l'on compte sur moi pour quelque chose mais je ne sais pas quoi.
Je sais seulement qu'on n'y voit goutte, que je n'ai ni bouche, ni mains
ni oreilles, puisque je ne suis qu'une blouse. Pourtant tout à coup,
j'entends une voix : Mais qu'est-ce qu'il fait là, celui-là ? Il devrait être au lit, à c'te heure ! Je voudrais répliquer, expliquer, me justifier : "Je ne suis peut-être qu'une blouse, mais je suis une femme, ça se voit quand même un peu, non !" Mais apparemment, les murs n'ont pas d'oreilles et moi pas assez d'yeux pour percer l'obscurité qui m'environne. Je sens quelque chose qui me pousse ou qui me tire, je ne sais plus. Il fait de plus en plus noir. Allons, allons, pas d'histoires avec moi. Qu'est-ce que c'est que ces façons ! Tout nu en pleine nuit, et pas à son étage en plus ! Il aurait pu au moins enfiler une blouse ! La voix me gronde, m'entraîne. J'aperçois une toute petite loupiote maintenant, au bout de ce satané couloir. Et je me réveille. La lumière est encore allumée dans la chambre. Le papier peint est vert, la couverture écossaise, et moi ? J'attendrai le matin pour vérifier. |
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Filip Forgeau | La vue, sens capital | 11-04-02 | Quoi d'autre ce jour ? | Quoi d'autre de cet auteur ? | ||
Mes yeux coulent le long de mon visage. Ils se répandent en sel
et ça brûle. C'est le printemps, le temps où ça
pleure. Les filles vont bientôt mettre des jupes courtes et moi
je ne pourrai même pas leur courir après dans les champs.
Pourtant c'est le printemps, le temps où elles rient. Presque aveugle.
Il me reste les autres sens pour compenser. Quoique le nez aussi est vidé
de son sens, il se vide chaque jour un peu plus dans mon mouchoir à
carreaux. Aveugle et amputé du pif, qu'est-ce qu'il me reste pour
appréhender l'hôpital ? Impression de ne rien voir, de ne
rien sentir, ça j'en ai déjà parlé. Comment
peut-on être allergique à tout et aussi insensible ? Et appréhender,
ça veut dire quoi ? Avoir peur ? De quoi ? De recouvrer la vue
et de tout se prendre en pleine face ? Et de pleurer pour de vrai ? Va
savoir
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