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  Cadavre exquis #3 : Elle...  
     
  Un pronom-prétexte et c'est parti : selon un ordre immuable, chacun des auteurs (à vous de les deviner) rebondit sur ce qui dépasse du paquet du voisin. Plusieurs tours de piste pour cette histoire à six mains et un oeil de verre.  
     
09-04-02  
09-04-02

Elle passe, silencieuse et rapide, sur ses rollers. Il est 23 h 30. Boucles brunes et pans de blouse blanche flottent dans la lumière crue et glauque du large couloir du pavillon Despeaux. Une porte est entrouverte. Nora jette un regard, les roues de ses patins laissent échapper un léger chuintement. Le silence est presque aussi parfait que son demi-tour. Nora s'avance. La porte claque.

 
10-04-02

Echo de la porte claquée à tous les vides, jaillissement du couloir. "Toute cette tuyauterie…" Elle s'était arrêtée, l'œil rivé aux angles droits, aux verticales coupées, aux cordeaux de plâtres et bétons, aux motifs plats et répétés d'un sol balisé, re-balisé jusqu'à se perdre dans les distances. Elle n'arrivait plus à se déplacer sans heurter toute cette géométrie. Sans se mécaniser elle-même. Au mur, un plan d'évacuation donnait la mesure de son dépit : "400 mètres ! J'ai vu des coureurs noirs se lancer là-dessus en quarante secondes à peu près…" Le couloir semblait ne tourner jamais, comme une piste lâchée entre deux cauchemars. Elle se jeta de toute sa lenteur vers l'absence d'issue, d'une main la rambarde, l'autre vrillée dans de ridicules pratiques d'équilibre, espérant à chaque pas une trappe qui s'ouvrirait, et l'emporterait en vitesse et gravité dans d'incroyables colimaçons. Pour son malheur, elle ne tomba pas, et enfonça mollement ses torsions plus avant dans le couloir, où elle pensa que Dieu n'habitait pas.

 
12-04-02

Mais Dieu le Père, qui n'aimait pas que l'on pense ni à sa place ni à son sujet et qui aimait faire mentir ses enfants, avait justement pris ses quartiers bien malgré lui deux cent soixante-sept mètres plus loin au bout du couloir, chambre 162. Et notre père à tous avait bien du souci : alité entre ces quatre murs, la rétine aveuglée par l'incessant clignotement de l'ampoule au plafond, il se sentait abandonné, presque orphelin. Sa vie était blafarde comme un néon d'hôtel.
— Bientôt la fin ? gémit-il rageusement.
Pour une fois, Dieu le Père perdait confiance en lui : la rage allait-elle achever de l'étouffer comme un vulgaire torchon au fin fond de ce service de pneumologie ?
— C'est pas juste… pleura-t-il. Mais que font mes enfants ?
Nora et sa torsion étaient encore deux cent soixante-deux mètres plus loin toujours dans le couloir et, c'était certain désormais, ni l'une ni l'autre ne seraient d'aucun secours à "Papa" (comme l'appelaient quelques-uns de ses plus légitimes rejetons).
— Je veux mon fils, l'électricien ! gueula soudain "Papa" en fixant l'ampoule au plafond.
Mais aux services techniques de l'hôpital, cette nuit-là (comme toutes les nuits) personne n'était de service, justement. Robert, Marcel, Pierrot et Daniel dormaient profondément (chacun chez soi mais pas forcément très loin de là) sans penser à leur vieux. Pierrot avait bien lu sur le cahier technique cette note consignée par Robert et soulignée en rouge : "Court-circuit à la chambre 162 : le plafonnier clignote tout le temps", mais c'était Marcel et Daniel qui devaient s'en occuper lundi (au moins une matinée de boulot, en comptant les pauses clopes). Alors, en attendant, leur père à tous pouvait bien continuer à gueuler. Dans le couloir, Nora, elle, était maintenant à cent cinquante-sept mètres de lui.

 
13-04-02 Ou peut-être à cent cinquante-quatre. Difficile à dire, surtout que la môme a rechaussé ses rollers et qu'elle roulait, plutôt déterminée. Pierrot commençait à pouvoir déchiffrer une ou deux expressions sur son visage. Parole, elle s'était coupé les cheveux, à ras ! Ces filles de la nuit, décidément, quand on les croise pendant le jour, on se demande toujours ce qui va vous arriver. C'est Daniel qui allait être déçu. Lui qui n'aime que les longues crinières désordonnées. On a beau lui expliquer que pour le service... Il n'en démord pas. Faut dire que c'est lui le plus souvent qui s'occupe de la maintenance à l'étage des chimios.
Nora est arrivée devant Pierrot. Elle a freiné des six roues. Impeccable. Son oeil noir l'a regardé. Elle tenait à la main un cahier à couverture bleue. Le Petit Parallèle. Pierrot est au courant. C'est le cahier défouloir de l'équipe de nuit. Paraît qu'il y en a des choses marquées là-dedans. Qui ne feraient pas forcément plaisir aux chefs. Toubibs ou pas toubibs. Nora n'a pas dit un mot. Elle a agité le cahier sous le nez de Pierrot. Et tout à coup, elle a éclaté de rire.
 
14-04-02

 
15-04-02 Dieu sait comment (et probablement n'en savait-il rien encore), Nora, si lasse pourtant, se dit qu'elle avait tout le temps pour elle, et sembla soudain disponible, alimentant la possibilité d'une rencontre avec l'homme qui se tenait à proximité, le regard de travers, une main sur le crâne, sa montre dégoulinant sur son poignet.
Lisait-il, dormait-il dans les retraits de ses lunettes ?
Fallait-il l'aborder en douceur, crainte qu'il bascule et se brise en touchant le sol ?
Elle prit le temps d'une approche raisonnée, évitant de casser des branches imaginaires ou de fouler au pied les tessons de verre qu'elle réinventait à chaque pas, s'approchant de l'homme comme un chasseur du chevreuil, dans une attitude proche du ridicule, compte tenu du lino sur lequel ils évoluaient. "Bonjour, dit-elle, j'adore la forme de votre crâne ; j'aime aussi la couleur de votre blouson, votre peau d'homme et même ce que nous mangerons ce midi, pourvu que ce soit ensemble, la cantine est si jolie." Toutes choses dites précipitamment, véritable service-volée de la bouche, tragédie sans filet ni préméditation du trop plein-le-dos d'être seule, égarée depuis lors dans les silences. "Je suis le prophète, dit-il calmement, je suis venu porter la parole de mon Dieu, apaiser la peur qui est en vous, vous aider à retrouver foi en notre Seigneur le Tout-Puissant." Nora voulait rire, mais ce fut la colère qui l'emporta. Elle acheva par un smash : "Pauvre débile, c'est à toi que je m'adresse, pas au bon Dieu tubard des sanas, pas au Tout-Puissant de la frousse et de la pharmacie ! Je ne suis pas une putain de brebis égarée, mais une femme d'ici plus bas que terre, qui te voulait juste pour une petite partie de mots !…"
Nora ne savait pas qui avait, au fond de son moi, déclenché une pareille bordée vocale. Mais elle sut tout de suite, à voir la déconfiture du prophète, qu'elle était réelle, physiquement et mentalement, qu'elle était capable de changer le cours des choses, de s'engager dans les hasards, comme un phacochère sur un échiquier, et que son environnement s'en trouvait bouleversé.
Le prophète alla se dissoudre dans les confusions, le verre de sa montre et de ses lunettes se fendilla ; Nora prit le parti d'aller plus loin, se ravisa, vit un miroir, y lécha son image, et s'en alla dans la direction du salon de coiffure.
 
16-04-02 Elle y arriva péniblement. Mais, n'étant pas dans les créneaux horaires de la permanence, elle trouva porte close. Derrière les vitres, le salon était endormi et les gros fauteuils rouges faisaient la sieste. Longtemps, avant qu'elle ne perde définitivement ses cheveux, Nora était régulièrement venue ici afin de les embellir et d'entretenir des conversations sans fin avec son amie la coiffeuse. Déçue, et fatiguée par sa longue marche, Nora se laissa laborieusement glisser sur un banc en repensant à ses cheveux.  
17-04-02 Ce qui lui faisait le plus mal, c'était la confusion. Non pas celle dans le regard des autres — à cela elle était habituée depuis longtemps, depuis le jour où elle avait choisi délibérément de brouiller les pistes en adoptant le manteau d'Arlequin de la schizophrénie tempérée. Non, ce qui tout à coup lui devenait insupportable, c'était qu'elle pressentait que bientôt elle, Nora, ne maîtriserait plus le puzzle de sa vie. Elle s'était pourtant bien juré de ne pas marcher sur les traces de sa soeur. A commencer par ressembler à un pantin désarticulé sans cheveux et sur roulettes. C'était justement pour ça qu'elle avait volé toutes ces blouses blanches et appris à faire du roller.  
18-04-02  
19-04-02 Dans la tête de Nora, les choses déboulaient à l'envers, sur le dos, devant derrière et cul par dessus tête. Elle rêvait d'une aspirine de gros calibre, dans l'espoir que ses sangs se liquéfient assez pour l'envoyer en l'air, grosse arrosade dans les spirales de sa chute.
Tout ça était d'un romantisme de marchand de cuir ; elle préféra s'en aller parler aux arbres. C'était une habitude qu'elle avait prise peu après son arrivée à Bligny : donner aux arbres du parc un nom et une petite claque sur l'écorce, à la manière d'un rituel de trappeur breton, du moins imaginait-elle qu'ils opéraient ainsi, et que l'arbre finissait nécessairement par s'attacher à son gardien.
En l'espèce, il lui semblait plutôt que c'était elle que les arbres gardaient, et non pas l'inverse.
René était un chêne, Patrice un saule (pleureur autant que beau), Sabine un acacia, Filip un bouleau, tacheté comme une vache. Maintenant elle pouvait en nommer plus de cent, et finirait par interpeller la forêt entière, si l'hôpital continuait de chercher sa petite bête à cette allure de tortillard.
Elle repéra un spécimen aux formes étonnamment râblées, qu'elle n'avait encore jamais vu, ici pas plus que dans les livres. Accroché dans ses hauteurs, un écureuil tordait ses dents sur un fruit sec comme du métal. Elle eut l'idée d'appeler l'arbre inconnu François, se rappelant furtivement un écrivain qui avait conclu sa vie à Bligny, et dont il ne restait à enterrer que les deux fausses incisives.
L'arbre sentait la vanille ; Nora aimait la vanille : elle se mit à mâcher consciencieusement les feuilles qui se trouvaient à sa portée, y trouvant autant de plaisir que dans le souvenir des plaisirs d'amour, à l'époque de ses orgies.
 
20-04-02 Ses orgies, c'était comme ça qu'elle appelait sa vie avant l'hôpital. Avant, après, dedans, dehors, pour, contre... L'existence n'est qu'une interminable succession d'oppositions, pensa Nora en détachant une nouvelle feuille. Avant, après, la vanille, et la mort...
Quel goût avait la mort ? Nora ne savait pas. Mais en attendant la réponse qu'elle devinait toute proche, ce que savait Nora c'est qu'elle eût bien aimé la croquer, comme la feuille qu'elle venait finalement d'avaler, et se sentir vivante encore après. Vivante, comme elle l'était à ce moment-là de sa vie au pied de l'arbre qui sentait la vanille.
 
21-04-02 Elle pouvait commencer à y croire. Elle le voulait. Elle allait effacer les dernières heures, les derniers jours, comme elle effaçait le tableau noir de son enfance, avec une éponge mouillée, et tant pis s'il devait rester quelques traces blanches sur l'ardoise. Cicatrices bénignes, elles seraient la preuve qu'elle n'était pas tout à fait folle, pas tout à fait perdue, et qu'elle était assez forte pour ne pas se laisser submerger entièrement.
A l'odeur de vanille se mêlait maintenant celle de la craie. Sans s'en rendre compte, Nora avait ramassé sur le sol une pierre blanche et en frottait machinalement le tronc contre lequel elle était appuyée. Elle s'aperçut qu'elle avait tracé ses propres initiales et une date : celle de sa date d'admission au concours d'infirmière.
 
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23-04-02 Elle ne sut jamais comment l'infirmière s'était trouvée là, tenue droite au milieu de sa blouse, arborant une collection de stylos comme d'autres des médailles, I blanc tacheté de bip, aussi gênante qu'un tronc couché sur le passage. "Nora, c'est vous ?" L'intonation suffit à vriller toute propension à l'esquive, et cloua Nora derechef au poteau de l'écoute. "Je vous parle, Madame, êtes-vous Nora, B 231 ?" La vrille forait son trou, lui ôtant toute réponse, séchant sa bouche comme une canicule au pire moment. "Elle a perdu sa langue ou quoi !?" Nora retint la deuxième option : ou quoi. Pour donner un peu le change, elle essuya un sourire blanc au revers de la blouse, et se laissa glisser des yeux vers le par terre, toujours obstrué par la continuité de l'infirmière, en sabots à semelles orthopédiques. "Vous vous sentez bien ? Voulez-vous que j'appelle un médecin ?" Nora ne voulut rien. Peut-être passer son chemin et ne plus jamais rien finir ; peut-être soigner son corps et se couper la tête ; toutes probabilités inacceptables pour l'établissement. Enfin elle releva les yeux, et considéra l'absence devant elle : la blouse s'était envolée, emportée sans doute aux agacements, ou partie se souvenir du numéro des urgences. Elle fit un pas devant elle, pour éprouver cette réalité. Le tronc s'était retiré du passage, un abîme en appelait un autre, elle n'eut pas à réfléchir davantage, et fit demi-tour.  
24-04-02 De toute façon, Nora en avait marre de réfléchir, de se poser des questions auxquelles personne ne répondait jamais, de ressasser sans cesse "être ou ne pas être". Après tout, ça c'était bon pour Hamlet. Nora, elle, c'est en Ophélia qu'elle se reconnaissait. La fille des rivières, la dame de l'étang, c'était un peu sa soeur. Bien sûr, sa chevelure ne flottait pas à la surface des eaux. Mais bon, après tout il y en avait bien d'autres, des abîmes…
Et d'abîme en abîme, Nora ne réfléchissait finalement plus que la lumière. Une lumière un peu verte, qui lui donnait sale teint et mauvaise mine, mais qui correspondait à son errance nocturne.
Bientôt, Nora allait mourir, elle le savait. Ou vivre peut-être. Qui sait ?
 
25-04-02 Elle seule le sait, qui a marqué d'une pierre blanche le lieu de sa disparition et de sa naissance.
Tout est égal désormais. Ils peuvent rire d'elle. Eux tous qui n'auront pas voulu voir, qui n'auront pas osé parler, qui n'auront rien compris. Ils peuvent se moquer de ses rollers, de ses pannes de sens, de ce qu'ils appellent sa folie douce parfois si dure à supporter, de ses petits larcins et de ses grands mensonges salvateurs.
Maintenant elle est libre parce qu'elle sait.
Elle n'a plus besoin de s'inventer des prétextes de fuite, ni des fausses bonnes raisons d'en finir.
Elle sait parce qu'elle sent son ventre qui bouge et qui gonfle.
Et tant pis si cela la fait basculer dans leur monde à eux. Le monde raisonnable, le monde qui va comme il peut, le monde qui l'a obligée à perdre ses cheveux, le monde qui se croit capable de tout réparer ou presque, le monde qui dit : il faut bien que ce soit la faute de quelqu'un, le monde honteux qui se plonge de lui-même la tête dans la fosse commune.
Son ventre bouge et cette fois, elle ne les laissera pas faire. C'est elle qui décide de la vie ou de la mort.
Cette fois, elle sera comme tout le monde, elle fera comme tout le monde. Même si, par en dessous, elle éclatera de rire quand ils diront : "Pauvre Nora, finalement c'est ça qu'il lui fallait."
 
26-04-02  
     
  fin