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  Cadavre exquis #2 : Tu...  
     
  Un pronom-prétexte et c'est parti : selon un ordre immuable, chacun des auteurs (à vous de les deviner) rebondit sur ce qui dépasse du paquet du voisin. Plusieurs tours de piste pour cette histoire à six mains et un oeil de verre.  
     
09-04-02

La première chose, la seule chose que tu as remarquée en arrivant à l'hôpital, c'est l'immensité des arbres. Peu de bagages, à quoi bon. Personne ne t'accompagne, ce serait pire. Du moins c'est comme ça que tu envisages de passer par ici… Admission : des questions aux réponses calibrées, inscrites méthodiquement au fond des cases, presque un regard ; mais tu ne sais dire si c'était un homme ou une femme. Maintenant c'est une chambre. Elle est peinte de frais, une photographie montagneuse désespère de l'embellir. Tu regardes par la fenêtre, les arbres ont encore grandi.

 
10-04-02 Tu aimes les arbres ? Les peupliers, les baobabs ? Et les sapins ? Comme ceux de cette image accrochée à ton mur et qui semblent attendre la descente aux flambeaux des skieurs de tes rêves. Car les rêves sont peuplés de petits êtres en ski qui n'attendent que la nuit pour dévaler tes montagnes. Ils prennent l'apparence des lutins de ton enfance, ces étranges montagnards, mais parfois, lorsqu'ils arrivent au bas de la piste, ils ont un visage d'ogre et leur descente aux flambeaux devient alors le cortège cauchemardesque d'une armée de bûcherons terrifiants.  
11-04-02  
12-04-02 Tu ne pèses pas bien lourd face à tout ça, n'est-ce pas. Tu as beau te le répéter, te le marquer noir sur blanc, refaire les calculs, jauger le tas du voisin, l'état de la voisine. Ici, on est obligé de respecter le sens des priorités. Prière de ne pas copier, de ne pas doubler, de ne pas tomber trop vite, de se raccrocher aux branches si nécessaire. Ça te va comme programme ? Si ça ne te va pas, tu peux toujours essayer de recycler tes vieilles envies, tes vieux fantasmes, tes rêves d'enfance relégués tu ne sais même plus où. Par exemple... Tu n'as jamais eu envie de jouer au docteur ? Par exemple, pour apprendre à reconnaître une cirrhose d'une hépatite. Non ? Tu pourrais devenir un spécialiste de "il était un foie"...  
13-04-02 Mais vite, vite tu renonces à la spécialisation, tu renonces aux histoires de tripaille et de l'intérieur de soi, toujours humide et prompt à se répandre. Non, finalement (et tu penses soudain que ce mot est une insulte aux patiences du contaminé), finalement tu préfères tirer ta révérence, au minimum jusqu'au parc où lapins, canards et autres chèvres imbéciles sont posés comme les nains d'un jardin de plastique, dans une prodigieuse absence de crainte. La compassion n'est plus, et de longue date, ta compagne quotidienne. Tu évoques mentalement la liste des sauces possibles pour accommoder le lapin, le canard, la chèvre, fût-elle celle de Monsieur Seguin ou la mascotte du directeur de l'établissement. Tu es là, ne bouges plus, cherchant de l'intérêt à tes pensées de cuisine, bientôt ne cherchant plus rien, comme s'il était encore possible de se laisser aller vers quelque chose qui vaille… ne bouges plus… Même au bout d'un petit temps ta tête se vide. Un lapin plus con que les autres s'est approché. L'a dû croire que s'agiter le mignon proche ta carcasse te ferait du bien… ne bouges encore… Tu te pénètres d'immobile, statique jusque dans la repousse des ongles. Tu voudrais partir, mais ne bouges… Le lapin est à portée de crotte. Ça dure, peut-être une heure ou deux, interminables, proche lapin, qui s'est tout à fait entiché. Et brusquement, tu décides de t'arracher du parc, bouges un morceau de ton corps, et balances un formidable penalty dans sa figure de lapin. Tu t'éloignes, tu as honte, mais pour la première fois depuis mille ans tu retrouves tes sensations.  
14-04-02 C'est là ta revanche. De toute façon, les lapins tu as toujours trouvé ça con. Inutile, voire nuisible. Tu te souviens d'Edgar, cet immense lapin de garenne qui ressemblait plus à un lièvre et qui t'avait fait mal quand tu étais enfant. La morsure est encore là. Tu avais quel âge déjà ? Sept ans ? Huit ans ? Oui, au moins huit ans, car ton père était mort déjà. Tu avais encore les yeux rouges de chagrin quand le lapin avait mordu ta main. Et tu avais juré de te venger d'Edgar et de tous les lapins de ce monde. Voilà, aujourd'hui c'est fait : tu as décapité sa figure de lapin et ton père est vengé. Tu peux sourire au monde.  
15-04-02  
16-04-02 Bien sûr que tu n'es pas vraiment seul. Bien sûr que certains t'ont précédé et que d'autres te suivront. Et tu es lié à eux, que tu le veuilles ou non. Mais tu auras beau feuilleter tous les albums de photos de monde, répertorier ou inventer des généalogies, procréer ou avorter, choisir de guérir ou pas, aimer ou haïr, perdre ou gagner, les miroirs ne seront jamais inoffensifs. Et ne pense pas seulement aux miroirs qui réfléchissent, il y en a tant d'autres. A commencer par les rétroviseurs. Tu as peur soudain, tu as presque froid. Mais qui d'autre que toi-même pourra convoquer les fantômes ? Voeu pieux. Tu voudrais sortir de ta chrysalide. Peut-être devrais-tu imaginer que tu es quelqu'un d'autre. Tu es une petite fille en jupe écossaise, qui pose devant l'appareil photographique.  
17-04-02 Et petite écossaise, c'est face à ta face, tenue droite au focus de verre, que tu prétends attendre mieux qu'un petit oiseau débile à te décalquer deux dimensions, mieux qu'un clic et son pitre clac, mais une invitation au voyage, dans les cartes postales de bouts du monde.
La chrysalide se déchire, l'objectif vole en éclats, un autre prend ta place : un temps et tu n'es plus là…
Parti en songe sur une Nelly de bazar, Bligny sort à son tour de son étang des monstres enfantins, des pieuvres amputées aux encres dessinantes, des gargouilles à tête de président, des serpents docteurs et tout un peuple de méduses en blouses venimeuses.
Bligny sort de ton cliché le rêve sauvage de ses noirceurs.
Un temps et tu retrouves une moitié de tes esprits, titubes dans l'équilibre, te rappelles ce que tu es, retrouves l'autre moitié de ta tête, tentes un rire exorciste, abandonnes cette idée, laisses suer ta peau, et t'en retournes jongler dans les couloirs.
Une porte s'ouvre sans poignée. Porte automatique, radarisant l'allée comme la venue.
Cela t'amuse. Il en faut peu pour distraire un malade.
Passes et repasses. Tu es très très fort, la porte t'est soumise, s'ouvre et se ferme telle une huître domptée. Du coup passes et repasses de nouveau.
Une voix de gueulard : — C'est pas un peu fini ç'manège, faudrait p't'être un peu soigner sa tête tant qu'on y est !
Il te vient comme une envie de meurtre, mais tu ne portes pas d'arme aujourd'hui. Ce crétin ignore sa chance. Toi tu sais tout de ta déveine, et n'en tires pas de conclusion.
Tu passes ton chemin, comptes les dalles noires qui te séparent de l'inconnu.
Après la deux cent vingt-septième, le sol est devenu gris, sans que tu ne parviennes à te souvenir de l'endroit précis où s'est opéré le changement.
Au pays du gris tu rencontres Raoul, Raoul Popote, planqué dans la fumée d'une brune, qu'il introduit sans hésiter à hauteur de sa gorge, par l'orifice d'une canule.
 
  C'est la première fois que tu vois une canule d'aussi près. Alors tu engages la conversation avec Raoul, Raoul Popote, rien que pour mieux regarder ça. La cigarette dans la gorge, c'est quelque chose quand même. Alors tu repenses à ton père et tu te dis que c'est juste là où Raoul Popote fume, que ton père a été décapité, à la gorge, un peu plus bas que la carotide. Quelque chose te monte violemment au cerveau, une pulsion ou quelque chose comme ça, et avec fulgurance, tu prends soudain la tête de Raoul Popote entre tes deux mains et tu la dévisses de toutes tes forces tout en la cognant contre le mur du couloir. Jusqu'à ce qu'elle explose. Et là, dans ce bain de sang, tu es bizarrement soulagé. Comme avec le lapin. Sauf que le lapin ne fumait pas dans sa canule. Mais c'est maintenant la seule différence entre Raoul Popote et le lapin.  
19-04-02  
20-04-02 Voilà ça devait arriver. C'est arrivé. A force de jouer les fiers à bras, tu t'es perdu dans la foule des possibles et des impossibles qui s'offraient à toi. C'est pourtant pas si difficile d'aller droit, même en fauteuil roulant.
Mais tu rêves, tu rêves, tu voudrais rutiler de l'intérieur et fêter champagne mais ta vie passe tout autrement que tu le souhaites, n'est-ce pas ? Fier à bras, va !
Il faut que tu arrêtes de confondre bras d'honneur et honneur du devoir accompli. Parce que si tu as bien un devoir, c'est celui d'être toi et de n'emprunter ni les mots ni les fauteuils roulants des autres.
 
21-04-02 Alors, et cela est sans rapport avec le lieu, l'entourage ou une quelconque évaluation sérieuse des forces qui te restent, tu décides qu'il est temps de commettre un acte profond, de préférence irréversible, sans engagement autre que celui de ton désir, ce diamant noir enfoui sous les Prosac de l'ordinaire.
Et ta tête tourne à plein régime, en quête de ce geste inouï, cette volte-en-face de la routine qui te doit bien une petite ressuscitation, considérant l'extrême politesse dont tu as fait montre vis-à-vis du règlement local, depuis ton arrivée.
Ce geste, ce mouvement du corps et de l'esprit enfin réunifiés, tu imagines déjà à quels bouleversements il pourra conduire, déstructurant la belle et blanche organisation, forant d'une béance la chape des couloirs, trouant portes et fenêtres, brisant mille fioles en se jonglant des liquides, paniquant le personnel éberlué et jetant au foutoir et à la zizanie le bon ordre des intendances séculaires.
Un temps et tu penses à te livrer nu au réfectoire des médecins, pour qu'eux aussi éprouvent enfin la douce nausée d'un corps en réhabilitation.
Tu penses aussi : Trop évident, pas assez spectaculaire !
Tu cherches ailleurs, plus fort...
Un temps et tu penses décrocher la lune, ficeler son dépoli et te la pendre au cou, ou la tournoyer dans le mouvement des bolas, avant de l'envoyer en spirale dans les pattes de tes collègues sursitaires, afin de les associer définitivement à tes folies.
Un temps et tu penses : Trop difficile, scientifiquement approximatif, trajectoire aléatoire...
Encore un temps et plus rien ne penses, les choses ne venant pas à ta mesure, ou alors sans saveur, déjà consommées.
Tu décides de t'asseoir un peu à l'écart de toi-même, et de considérer ce raté avec l'humour de ceux qui ont tout à perdre, et s'y emploient sans attendre ni précaution.
 
22-04-02 Mais la lune, tu sais bien que ça ne se décroche pas. Tu sais bien qu'il est fini ce temps où tu croyais au prince charmant et à Cendrillon, au Père Noël et à tous ces contes de fée dont on berce les petites filles et les petits garçons.
Tu sais bien que la lune, elle est bien trop haute, pour toi et pour tout le monde. Même pour Pierrot, elle est trop haute, la lune. Et même pour ceux qui ont foulé son sol, les Armstrong et tous les autres conquistadors de l'espace, qui n'ont fait que rebondir mollement sur ses cratères et ses terrains vagues sans pouvoir la ramener à leur Colombine américaine. A peine ont-ils crié Lune ! qu'ils sont redescendus sur Terre, ces Colombus, eux et leur navette Columbia.
Et si tu tends l'oreille, tu peux encore entendre leurs mots résonner dans toute la galaxie, de Neptune à Pluton et de cancer en capricorne, et ce jusqu'au coeur même de la maladie qui te ronge, toi et les autres humains qui t'entourent dans ton monde de terriens aux ailes coupées.
Mais tes rêves, eux, rêvent encore.
 
23-04-02  
24-04-02 Tu as le vertige et c'est bien normal. Vertigineuse est ta vie. Vertigineuse sera la suite. Tu tournes et tu tournes sur toi-même, dans l'ivresse des hauteurs inaccessibles.
Appelle à la rescousse écureuils, pics-verts, merles et ramiers. Accroche-toi à leurs poils, leurs plumes, becs et ongles. Tu es de plus en plus léger, tu fonds à vue d'oeil, tu ne pèses pas plus qu'eux tous réunis.
Accroche-toi. Et lâche du lest. Laisse tomber tes a priori, tes fantasmes de marin d'eau douce, tes espoirs de garde-barrière.
Pourquoi tu ne suivrais pas l'exemple de ceux-là, les errants de la colline ? Ils gravissent les pentes, les redescendent, les remontent. Comme si la souffrance leur était aussi légère qu'un duvet d'oiseau. Ils font semblant. Pourquoi tu ne fais pas comme eux ?
Ils sont à l'heure pour commander leur menu. Ils palabrent et rêvent derrière les fenêtres, dans les couloirs. Ils avalent comprimé sur comprimé et ne se frottent même plus les fesses après les piqûres.
Ils te disent bonjour en souriant, parfois en crachant, mais poliment, une fois que tu les as dépassés.
Tu devines qu'il y en a certains, parmi les errants de Bligny, pour te plaindre. Sans trop savoir pourquoi, ils t'imaginent plus mal loti qu'eux-mêmes. Peux-tu les détromper ?
 
25-04-02 Pourtant, tu n'es pas plus mal loti qu'un autre dans ce milieu hospitalier. Tous logés à la même enseigne, en quelque sorte. Il n'y a que le nom des microbes et des maladies qui change, et puis l'endroit du corps où ils se sont lotis, justement. Un microbe loge chez toi, un autre chez quelqu'un d'autre.
Tu souris et tu te dis que décidément il n'y a que des corps très hospitaliers ici. Là, l'auberge du bacille de Koch, ici la chambre d'hôte de la métastase, plus loin le gîte des maladies sexuellement transmissibles ou le camping des infarctus. Il y a suffisamment de corps pour loger tous les microbes du monde ici.
 
26-04-02 Suffisamment de microbes pour s'occuper de tout le monde ici… Tu ne te rappelles plus du nom de tous les microbes. Encore moins celui des corps. Tu ne te rappelles plus de rien. Tu n'as pas envie de te souvenir. Tu souris toujours, comme pour te mesurer à la vie, la bonne mère de tes affres, qui te dépasse tellement déjà. Tu la laisses aller, te laisses aller toi aussi, un matin annonce son coq, un coq le soleil, une probabilité de nouveau jour. Tu consultes ta montre, les aiguilles ne trottent plus, le temps s'y met, a foutu le camp : tu sais maintenant que tu n'es pas de taille. Alors tu entres dans ta chambre, tu prends ton fric tes cartes un blouson les papiers les clés de ta voiture et tu dégages sans dire au revoir, parce qu'il n'y a aucune probabilité de se revoir. Tu ouvres tu montes contact tu démarres tu passes la barrière tu vas tout droit, le soleil dans le dos qui décore ton rétro. Toute la journée à regarder le soleil se tirer la moelle au-dessus de toi, tenir un peu l'équilibre et plonger à l'envers, repassant par tes yeux et s'engloutissant face pare brise, côté océan. C'est ta route, les cartes sont inutiles, tu jettes un oeil sur la jauge, tu as de quoi, le moteur a remplacé l'hôpital, vidé ta tête, anticipé ton exil. Tu finiras comme ça : cul à banquette et droit devant, plein ouest, les kilomètres avalés entre deux bouffées de cigarette. Peut-être qu'un jour tu y seras, le grand bord de l'eau sous ton capot. Peut-être que tu le verras d'infiniment près, le soleil descendre sa rondeur orange sous l'horizon et que tu entendras l'océan retentir d'un gigantesque PCHHHHHUUUUI. Peut-être mais ce n'est pas si important que d'y aller, dans le déplacement de tes atomes et l'explosion des pistons, au bout du rouleau de goudron, voir et entendre toi-même la grande horloge s'engloutir et sentir que toi tu es là, quand le soleil n'est plus.  
     
  fin