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  Cadavre exquis #1 : Je...  
     
  Un pronom-prétexte et c'est parti : selon un ordre immuable, chacun des auteurs (à vous de les deviner) rebondit sur ce qui dépasse du paquet du voisin. Plusieurs tours de piste pour cette histoire à six mains et un oeil de verre.  
     
09-04-02

JE est un autre et un autre moi. JE est moi, toi, nous. Je m'appelle JE, comme toi, comme nous. Parfois je parlerai de JE à la troisième personne, parfois je parlerai donc de lui pour éviter de parler de moi. Parfois même, JE ne saura plus qui il est, qui je suis. Ce que je sais c'est que JE sera souvent tout à la fois inquiet et euphorique, comme moi, et que ce sera finalement un JE comme toi et moi, c'est-à-dire comme un autre.

 
10-04-02 D'ailleurs, tremble-t-on d'autre chose que de savoir un autre si proche de soi qu'il pourrait l'être, soi, et pourtant un autre, toujours ?
Mais diantre, JE n'est ni euphorique ni inquiet pour le moment, simplement prise de tête. Prise multiple. A courant alternatif, allez savoir. JE contrôle la situation. JE, comme l'oiseau qui passe. Attentif et dispos. Prêt à laisser échapper une trille, un piaillement, un cri. Et pourquoi pas un chant.
Est-ce qu'on chante dans un hôpital ?
 
11-04-02 J'ai presque envie d'en découdre avec la réponse, vérifier le concept par l'expérimentation, et fissurer le sale silence sale de mes tonitruances, et enfin que le monde alentour s'oblige à me considérer comme une option possible, un fait tangible et cancanant. Pourtant je ne chante pas. Je ne me trouve plus rien de synchrone qui puisse assister mon maigre instinct de rossignol. La syncope me tient dans ses arythmies ordinaires, empêchant toute production vocale, et contraignant ma bouche à se désespérer d'une salive obsolète. Je ne chante pas. Je pense à cet Indien chamane dont la voix s'extirpait de son plus profond pour atteindre l'esprit vénéré, et frapper à l'épicentre. Immobile, ma salive se dissout peu à peu, scellant mes lèvres au-dessus d'un vide acouphène, dans un vague sourire sédimenteux. Je vais me taire pour toujours. Presque j'ai envie de m'en foutre. Je pense à mes pieds. J'entre dans les proches toilettes. J'ai envie de regarder mon sexe. J'ai envie d'une bonne nouvelle.  
12-04-02  
13-04-02

Et maintenant, abracadabri, abracadabra, je suis là. Et JE est avec moi, bien sûr. JE et moi sommes un duo de magiciens. Je suis le chapeau, JE est le lapin, JE est la colombe, je suis le foulard. JE et moi, nous échangeons les rôles, lanceur ou couteau à tour de bras et de passe-passe. Et lorsque nous ouvrons une porte et que nous y passons une main, JE ne sait plus si c'est la mienne, je ne sais plus si c'est la sienne.

 
14-04-02

Ici parfois les repères s'envolent. Pour le meilleur ou pour le pire. Les miroirs ne sont pas toujours inoffensifs et révèlent d'étranges failles où JE s'engouffre, où je ne sais pas toujours qui me regarde. La peau qui touche la peau, un doigt pointé, une main apaisante, ça ne suffit pas toujours pour éviter la confusion des escarres, la dépendance des plaintes, le jeu des JE et autres signes. On devrait s'en foutre. Et acquérir le sens des priorités. Pas moi d'abord. JE refuse d'être ce que je suis. S'il s'agit d'être aveugle et sourd et muet, ne serait-il pas préférable de se mettre en quête d'un autre JE ? Qui connaîtrait la signalétique hospitalière mieux que moi.

 
15-04-02 Mais je m'égare, et nonobstant mon sens aigu de l'orientation, les choses ne m'apparaissent pourtant pas plus compliquées avec un soupçon de perdition, un zeste de zig-zag, deux ou trois dégringolades dans les bas-côtés d'ici ou là.
Et puis JE me fatigue, avec ses envies de filer droit au but, alors que moi-même suis encore incapable de trouver motivation ni objectif, et me laisserais plutôt aller dans les blancheurs d'une chambre appareillée, où ma respiration serait assistée, mon pouls dénombré, ma vigueur réactivée au sein d'ordinaires phantasmes d'infirmières.
"Je suis une larve, un assisté, un parasite."
La voix de ma mère un instant retraverse ma tête, répétant à l'envi toute l'erreur de ma mise au monde, d'un point de vue contraceptif autant que social. Brave maman, dont le meilleur souvenir reste la daube de taureaux, égale à nulle autre, et dont je n'ai pas trouvé d'équivalent ma vie durant, même dans les restaurants à plus de cent francs.
… Je pense à mes pieds…
La mère quitte mon esprit, j'arrive pieds nus dans le néant, JE s'emmerde avec moi, le temps semble passer à la vitesse d'une ampoule grillée, il est temps peut-être de trouver un couloir ; un que je n'aie pas connu, même au temps de ma splendeur.
 
17-04-02  
18-04-02 Je me retrouve donc là, sans savoir vraiment pourquoi. Le nez collé à la vitre sale. J'ai le coeur sombre. C'est ce que disent les médecins. Mon coeur est noir comme un terril du nord. Il ne tient plus qu'à un fil. Bientôt, peut-être, il va me lâcher pour s'envoler dans les nuages.
Et JE me dit :
— De toi, qu'est ce qu'il va rester ? Toi ou moi ?
JE et moi sommes sur un bateau, le navire Hôpital. Mon moi tombe à l'eau, qu'est-ce qui reste ?
 
19-04-02 J'ai éclaté de rire.
JE perd un peu le sens de l'humour.
JE me regarde de travers, comme à travers une glace déformante, la figure zébrée de malaises innommés.
Mais dans cette question à deux sous, j'ai entendu "Moi ton ballot, qu'est-ce qui reste ?" et c'est tellement vrai que JE est parfois pesant, lourd, encombrant comme un colis insuffisamment affranchi. Surtout ces temps derniers. JE perd aussi pied, parfois. Et je dois me le coltiner comme un ballot balot !
Ce n'est pas très discret sur un tel lieu, nous formons une étrange bête à deux dos et JE me demande alors si la cause en vaut la peine. Si à moi, il ne me reste qu'à sourire bêtement, peut-être faudrait-il envisager de faire appel à un as du bistouri, un spécialiste du scalpel, à un séparateur d'êtres.
JE me rappelle qu'il n'y a pas de service de chirurgie ici.
 
20-04-02 Si à moi il ne me reste qu'à sourire bêtement, peut-être faudrait-il envisager de faire appel à un as du bistouri, un spécialiste du scalpel, à un séparateur d'êtres.
JE me rappelle qu'il n'y a pas de service de chirurgie ici.
De toute façon, JE est un poltron : il n'aime pas l'idée d'une lame ouvrant par le milieu mon existence, exerçant sa petite affaire dans mon for intérieur, modelant ici, retranchant ailleurs, et raccommodant les restes avec un éclat de rire. Finalement je n'ai pas plus de courage que lui, et glisse mon désir jusqu'à la cafétéria, où je sais m'attendre un café de plus, avalé comme un jour qui passe, bouillant et réglé.
Portes fermées, consternation.
Portes frappées, animation ; des voisins aux yeux marron se tournent vers moi, s'approchent, en même temps que s'évaporent mes illusions de café. Un des yeux marrons, péremptoire :
— Vous ne voyez pas que c'est fermé, mon vieux ? Faites-vous une raison !
C'est le genre de phrase qui me tue plus sûrement que toute la petite boutique de l'hôpital. J'ai très envie de bourriner plus encore la porte, de lui crever sa paillasse de verre et rallumer les lumières, le percolateur, la chaîne hi-fi et sa conne de musique au kilomètre.
Les types aux yeux marron n'insistent pas, et disparaissent dans le lino. Il ne reste plus que la porte, verrouillée.
Moi-même je n'insiste pas. Je n'ai plus envie d'exister. J'ai juste envie d'un café.
Je rêve de faire de gros canards et des nuages de lait.
A mon tour je disparais dans le lino.
 
21-04-02  
22-04-02 Moi qui croyais que JE s'était envolé dans les nuages, le voilà qui s'étale devant moi sur le linoléum comme une flaque de vomi, au détour d'un couloir.
La flaque a le contour de son corps mutilé : un bras comme amputé et une silhouette cul-de-jatte. JE, dans la mort, ne ressemble plus à rien. Il est sombre comme la radiographie d'un cancer des poumons. La mort l'a abîmé. Rien à voir avec les nuages. Rien de sublime. Non, finalement, la mort ne sublime rien.
JE est fossilisé tel un poisson sur une marche, un bout de bois mort sur un tapis de terre ou une femme en ébène violée à même un carrelage salement froid.
Jeté là, en vrac, sur le quadrillage marbré du linoléum de l'hôpital, j'ai du mal à regarder son corps démembré. Pourtant je le regarde et la mort me saute à la gueule. Mes vieux démons aussi. Ils sont toujours vivants, mes monstres sans tête. Toujours vivants et meurtriers.
Et moi je suis là, impuissant, à constater la mort de JE et à ramasser ses morceaux, que je ne ramasse pas d'ailleurs.
Je me penche simplement au-dessus de la silhouette dégueulée sur le sol et, avec le bout de craie que je sors de ma poche, je me surprends à en dessiner les contours. Et je pleure.
 
23-04-02 Mes larmes ont un goût de rance. Ou alors un goût de chiure. Les traits que je trace se confondent dans la poussière avec les plumes et les crottes de pigeons. Couloir ouvert à tous les vents. Fenêtres démontées, sans châssis et sans vitres. Le bateau est vraiment en train de couler et je ne suis même pas sûr de vouloir trouver un canot de sauvetage.
Mais sûr que l'heure n'est pas à l'attendrissement. Aussi sûr que toute cette eau dégueulasse me dégouline dans le cou.
Je me vide.
Je suis moi aussi sans châssis, sans squelette, sans reflet, sans visage.
Si JE est mort, qui voudra me regarder en face ? Qui osera me dire mes dix-neuf vérités ?
La silhouette sur le sol a maintenant la forme d'un grand vautour déplumé.
 
24-04-02 JE me demande au fond si l'image est bonne, si j'ai le droit de parler des vautours, au moins par expérience, sinon par goût. Sont-ils si dégueulasses que cela ? Puent-ils du bec autant que moi ? Trop de questions inutiles polluent mes humeurs, et ressassent des fatigues toujours plus promptes à me consommer l'oxygène. JE me débecte à trop tirer sur la corde, déjà bien assez raide. Finalement tout était plus simple à l'époque de mon coma. Je pissais sans me lever, je ne me lavais ni ne me considérais, j'occupais toute une équipe autour de moi, qui me consacrait sa pleine sympathie professionnelle ; j'étais un cas, considérable et d'un excellent niveau technique. Aujourd'hui je me traîne en moyen séjour, accommodant l'ennui à l'ennui, le temps au temps, Bligny à Bligny, dans une savante alchimie dont JE reste l'unique protocole, et le pitoyable mode opératoire. Un morceau de soleil perce soudain mes noirceurs, j'approche une fenêtre, l'usine des services techniques agite sa fumée, un lapin fête ses oreilles de cent ans, une voiture démarre, la nuit tombe en moins d'une seconde.  
26-04-02 Je me retrouve dans le noir. Quand on se retrouve seul, on ne retrouve personne, alors pourquoi on dit qu'on se retrouve ? J'ai peur, comme quand j'étais enfant. J'appelle JE dans la nuit.
— JE… JE !
Pas de réponse.
— JE… JE !
Rien.
Je commence à trembler, à frissonner. Je ne distingue même plus le feuillage des arbres. J'ai froid à la tête et j'ai mal aux entrailles. Je suis inquiet.
 
     
  fin